Les corvées. C'était un rythme à prendre, une routine qui durait du matin jusqu'au soir, lorsque les hautes étoiles brillaient et que le maître était déjà endormi depuis bien longtemps. Avant le lever du soleil, Néah devait se lever, se préparer à la matinée ; ouvrir aux poules derrière la boutique, dans la petite cour, les nourrir, récupérer les œufs, puis, avec, préparer un bon petit déjeuner au maître. Pendant que celui-ci se délectait d’œufs brouillés, de lard et de lait au miel, le dragon préparait le bain. Et là encore, tandis qu'il se lavait, Néah époussetait le magasin, en vu de l'ouverture proche. Le reste de la journée papillonnait entre la récolte d"ingrédients et les diverses courses et commissions de l'alchimiste en chef. Enfin, quand le soir tombait, la boutique fermait. De nouveau, Néah préparait de quoi nourrir le maître, usant de son imagination pour diversifié les plats, puis, rentrait les poulets. Et tandis que l'animal s'endormait, Néah rangeait les dernières fioritures du magasin et établissait la liste des ingrédients et potions restantes, avant de s'atteler aux corvées purement domestique : vaisselle, poussière, lavage et repassage. C'était alors, fatigué, qu'il pouvait enfin s'endormir.

Des journées longues, rudes, sans le moindre respect, ni même remerciements. Car c'était sa raison de vivre : servir son maître. Une rude destinée qu'il partageait avec une grande majorité d'hybrides.

Alors, après ouverture du magasin, quand fut l'heure des courses, il s'imagina un canard aux myrtilles et aux asperges comme déjeuner. Usant des dernières cuisses restantes du cellier, il les fit confites, avant de s'attaquer aux nappages de fruits rouges. Hélas, le peu qu'il restait avait disparut, probablement avalé lors du petit déjeuner. Déçu, mais pressé, il sortit du magasin, courant au travers des champs jusqu'aux myrtilliers du père Abyssain, qu'il paierait après en avoir remplit son panier.
Pourtant, arrivé au verger, il pilla net, contempla avec effroi le jeune chien à l'ombre des arbrisseaux. Que faisait un jeune maître ici ? Où était donc ses parents ? Était-ce un ami du père Abyssain ? Peu importe, il avait une mission à accomplir.
D'un geste lent, il fit un pas vers le chiot, puis, s'inclina avec tout le respect qu'un hybride devait à un animal.

- Salutations, jeune maître.

Ceci fait, il se redressa, et entama sa récolte, fourrant les myrtilles dans son cabas, avec une certaine précipitation. Après tout, il fallait encore cuisiner le dessert, il n'avait pas que ça à faire.

Le panier à peine remplit, il fut de nouveau interpellé par le chiot, qui, visiblement, était bien trop jeune et naïf pour comprendre comment tourner ce monde. Il tourna la tête pour le fixer un bref instant, dérouté. Non, bien sûr que non il n'était pas son maître, mais c'était la politesse de nommer ses supérieurs maîtres, non ? Enfin, pour lui en tout cas. Quoiqu'il en soit, le fait qu'il s'excuse, lui, un animal, à lui, un hybride, était plus que déconcertant.

- Euh.. Non, c'est euh... Ce ne sont pas les miennes, ce sont celles de Maitre Abyssain, commença t'il en montrant du doigt un vieux corps de ferme, à une centaine de mètre de là. Je le paierai plus tard bien entendu !

Il s'empressa de continuer sa récolte, tout en parlant. Pas vraiment dans ses habitudes de prendre du temps pour taper causette, et encore moins avec un animal, le stress le gagna, le mettant à la fois mal à l'aise et tremblotant. Merde, que devait-il faire avec cet enfant, visiblement abandonné à son sort ? Car, qui laisserait son fils affamé dans une telle plantation ? L'orphelinat manquait il de place à ce point ? Quoiqu'il en soit, le récupérer n'était pas une bonne idée. L'alchimiste n’apprécierait pas. Le laisser là, lui, le sang pur, était pourtant bien pire.
Il cessa un bref instant de remplir son panier, mâchouilla sa langue, hésitant, puis, finalement, se lança, dans ce qu'il pensait être une terrible stupidité.

- Vos parents ne sont pas là ? Je veux dire, loin de moi l'idée de vous dicter votre conduite, mais, c'est dangereux par ici. Les sauvages pourraient vous attaquer. Et le Père Abyssain risque de ne pas apprécier ce vo-... cet emprunt de myrtilles.

Il avait de quoi faire son repas, et pouvait repartir sans plus de temps à perdre. Mais l'idée même d'abandonner quelqu'un, tout du moins, un animal, aussi jeune, le répugnait. Que dirait la société, et pire, son maître, s'ils apprenaient qu'un chiot, un être divin par extension, avait été tout simplement snobé par un hybride ?

Bleu Myrtille.

Le navire avait accosté la veille au soir à proximité de la baie du Royaume d'Unelma. Lorsqu'ils étaient arrivés, Fleeheviä était bien trop fatiguée pour avoir la force de mettre une aile dehors. Et ce, quand bien même son excitation était palpable. La jeune pirate s'était donc avachie dans son lit, tombant dans les bras de Morphée presque aussitôt que son corps eut touché le matelas de plumes et de coton.
Et ce fut bien entendu sans grande surprise qu'on la retrouva revigorée le matin même, alors que les premiers rayons du soleil foulaient le sol de la plage de sable fin.
Aujourd'hui, pas de missions pour elle. Et si on avait besoin de ses services, on trouverait bien un moyen de la contacter d'une manière ou d'une autre. Pour faire simple: cette journée était la sienne, et elle comptait bien en profiter.

Voilà un mois à peine qu'elle avait quitté BrûleSable pour rejoindre l'équipage d'une troupe de pirates, faisant du voyage son quotidien. La novice s'extasiait donc devant chaque nouveau lieu, nouvelle plante ou d'autres espèces diverses qu'elle rencontrait pour la première fois. Et autant dire qu'il y en avait, des nouveautés, quand vous ne commenciez à découvrir le monde que quelques semaines auparavant.
Lorsqu'elle passa la petite fenêtre de verre - la porte en bois étant naturellement bien trop lourde et imposante pour un volatile de sa taille - Fleeheviä s'empressa de déployer ses ailes et de survoler ce qui s'offrait à elle.
À BrûleSable, son village natal, on l'avait habituée à vivre dans un paradis couleur de grès, avec comme seule variation les teintes du ciel aux différentes heures de la journées et les boutiques de tissus luxueux. Ici, tout était vert. Des plaines verdoyantes s'étendaient à perte de vue, si loin que même de sa hauteur, elle n'en voyait pas la fin.
Parfois, un ou deux champs de blé et quelques chaumières venaient faire varier la palette de couleur de ce lieu qui portait si bien son nom: VertAbysse.

« [...]raient vous attaquer. Et le Père Abyssain risque de ne pas apprécier ce vo-... cet emprunt de myrtilles. » lui porta le vent.
Il y avait quelqu'un en dessous d'elle. Plusieurs "quelqu'uns" même, puisqu'il semblait qu'une conversation était en train de se dérouler au moment même ou elle les survolait. Mais premièrement, elle n'avait encore jamais rencontré personne du pays, et deuxièmement, si elle avait bien comprit, ça parlait de vol. Et ÇA, c'était son domaine à elle.
Plongeant vers le sol, elle dévisagea ses deux potentiels interlocuteurs.
Uh. Un hybride. Toujours aussi laids d'ailleurs. Quoique, celui ci était un peu moins terrible que d'autre de ces créatures qu'elle avait pu rencontrer par le passé. Mais ce n'était toujours pas très beau pour autant selon elle.
« Oh mes... parents... Ils... Ils sont pas là.. Vous avez raison ze vais m'en aller ze suis vraiment désolé et  heu... Ne dîtes pas a monsieur bissain que z'ai manzé des myrtilles sivouplé… »
Et un mioche, par dessus le marché. Décidément, elle avait mal choisi ses premiers interlocuteurs. Mais bon, maintenant qu'elle descendait... Et puis il y avait des myrtilles. Quel oiseau digne de ce nom dirait non face à des baies si délicieuses? Si elle en ramenait sur le navire, peut-être que le chef leur cuisinerait une tarte, qui sait?
« Tu sais, toi là le... le truc, déclara-t-elle en désignant l'hybride qui se tenait près d'elle, j'sais pas c'est quoi ton nom, m'en veut pas, mais je crois que le Père Abytruc va pas faire une colère pour 3 myrtilles. Mais ch'est vrai qu'elles chont délichieuses », acheva-t-elle, sourire au bec, les serres saisissant une par une les petites baies bleues pour les apporter dans son gosier.

L'enfant se releva, non sans difficultés, le suppliant d'un air attristé de ne pas en faire rapport au Père Abyssain, propriétaire des vergers. Il avait l'air affamé, seule, et, surtout, bien trop jeune pour être livré a soi-même. Probablement devait il faire quelque chose. Mais quoi ? Du haut de ses "un peu moins d'un mètre mais ça compte quand même hein", et de son statut d'hybride erreur de la nature, il ne pouvait que tenter de le ramener en ville, dans l'espoir de lui offrir une seconde chance dans un orphelinat.
Dubitatif, il se gratta le menton, puis, ouvrit la bouche pour tenter une quelconque approche. Mais avant même qu'un son ne franchisse sa gueule, un oiseau, minuscule boule de plumes bleues, descendit du ciel, scrutant les deux protagonistes de son air narquois -non sans un dégout envers Néah-.

- Tu sais, toi là le... le truc, j'sais pas c'est quoi ton nom, m'en veut pas, mais je crois que le Père Abytruc va pas faire une colère pour 3 myrtilles.

Il écarquilla les yeux, surpris de cette soudaine apparition. Un autre animal. Un autre maître. Et pas des plus respectueux mais, Néah avait l'habitude des insultes, regards désapprobateurs et autres sous-entendus.

- Mais ch'est vrai qu'elles chont délichieuses, fit elle en se servant sur les buissons.
- Hé la !

Les paroles avaient été plus rapides que son pauvre cerveau, si bien qu'à peine s'entendit il qu'il referma aussitôt ses mâchoires, se mordant a moitié la langue. Quel idiot ! On ne pouvait pas héler de la sorte un animal.

- Je, hm. Il ne faut pas madame. Si tout le monde fait comme vous, le Père Abyssain n'aura plus rien à vendre. Et Geit sait qu'il est colérique quand on touche à son verger.

Petit sourire gêné.
Putain, c'était vraiment pas sa journée.

Le jeune chiot tenta une défense, bien pitoyable, se descendant seul. De toute évidence, il ne connaissait pas encore comment s'adresser aux gens, ou tout du moins, comment éviter de se descendre soi-même. Sa soudaine gaillardise s'était éteinte, emportant avec elle les maigres espoirs du dragon quant à un peu d'empathie pour les vergers et le dur labeur du vieil animal.
L'oiseau, après s'être ouvertement moqué de l'enfant, se retourna vers lui, le dardant de ses petits yeux de fouine.

- Dis moi toi, ton père là, il m'a l'air quand même bien chiant, commença t'elle en choquant Néah. C'est pas un Dieu tu sais. La liberté, tu l'as déjà goutée? Ça se trouve pas aussi facilement que des myrtilles dans un bosquet.

Il se pinça intérieurement les joues, se gardant bien quelques remarques. D'où débarquait elle pour ainsi lui faire la morale sur son rôle a jouer ? Non qu'elle n'en avait droit, après tout, les animaux ont droit de tout, et d'autant de vie et de mort sur un hybride ; mais de là à lui parler de liberté. De liberté, bon sang. Ne savait elle pas que les hybrides étaient là pour servir, pour être utile ? N'étaient ils pas là comme pêcheur, de simple existence, et devaient donc racheter leur venue au monde par le travail ? Bah. Peu importe. Lui connaissait ses droits. Car il n'en avait aucun .

- Ne va pas pas me croire sentimentale ou sympathique, mais j'aurais mauvaise conscience à te savoir lynchée pour une raison aussi merdique. Prend ça, ça devrait suffire à régler les frais des myrtilles non ?

Et sans même demander son avis, qui, non seulement ne comptait pas, mais qu'elle n'aurait écouté, elle lui fourra dans les mains une petite opale. Une petite pierre semi-précieuse. Une PUTAIN de pierre qui valait bien la vie de trois ou quatre hybrides sur leboncoin.
Les yeux du dragon s’écarquillèrent, tandis que sa gueule s'arrondissaient en une injure muette, tout déboussolé et choqué qu'il était. Cet oiseau voleur était donc riche. Probablement l'un de ses animaux si puissant qu'ils se pensaient tout permis, achetant comme bon leur semblaient les droits sur autrui. Voila pourquoi elle ne s'enquiquinait guère avec la politesse ou la demande pour déguster les baies. Après tout, elle était capable d'acheter le verger tout entier.
Refermant sa bouche pour ne pas paraitre impoli, il tenta un remerciement, non sans bégaiement.

- Madame est trop bonne ! Avec ceci, nul doute que toutes les mûres vous appartiennent !

Par contre, c'était con, parce qu'il devait quand même en acheter.
Et l'heure tournait, se rapprochant fatidiquement du déjeuner, toujours pas prêt.