Sujet: Pensées sauvages - Libre Ven 14 Juil - 15:44 RudeHiver. Un village pittoresque, dépeignant la chaleur d’une communauté dans le froid d’une saison éternelle. La neige, épaisse, bordait le tout, s’agglomérant aux toits de chaume, aux murs de pierres et de pins, collant aux pattes et aux vêtements, comme du coton glacial. De ci de là, on pouvait voir les habitants s’affairer à leurs commerces, courses et discutions endiablées, se croisant sans se voir, se parlant sans s’entendre. La place, étrangement déblayée, laissait entrevoir les dalles glissantes et les mosaïques, illustrant la puissance du dieu loup et de sa nation protectrice. Sur les bancs, de vieux animaux dardaient leur regard encore vif et emplit de ragots sur la jeunesse travailleuse, et bien plus encore sur les hybrides des environs. Là aussi, Ismàr n’étaient pas sans peine quant au traitement des non-purs, s’amusant de leur chasse et de leur compétition, dans des tournois épiques et mortels.
Ce que Néah faisait-là était un mystère, le maître l’accompagnant parfois dans ses travers pour les courses risquées, chères, ou tout simplement au dehors des obligations hybridesques. Car les marchands étaient sans scrupules, n’hésitant pas à arnaquer, biaiser ou tuer les commis d’autres animaux, nonobstant leurs réactions et le cout d’une vie hybride, aussi futile soit-elle.
Attendant à l’extérieur du magasin, stressé par les regards et les paroles dans son dos, le jeune dragon espérait un retour rapide du vieil animal, prit alors dans un débat politique sans fin sur les prix et la misère de ce bas monde. Plusieurs heures s’écoulèrent, le soleil passant du zénith jusqu’aux pics enneigés des montagnes, le narguant de cette attente futile. Pourtant, lorsque le maître sortit, les bras chargés d’un carton, qu’il s’empressa de refiler au dragon, un fin sourire écartait ses babines en un rictus de victoire, indiquant a Néah une humeur agréable pour le retour. Visiblement, il avait eu ce qu’il voulait au prix désiré.
D’un pas décidé, les deux comparses reprirent la route de leur caravane, attelée de deux chevaux sauvages, fiers travailleurs, qui attendait non loin du village. Déposant leur dû dans la petite réserve, le maître démarra le trot, tandis que son apprenti gardait, debout, les vagues trésors de la roulotte. Le voyage allait être long, et, pourtant, la cariole s’arrêta quelques secondes à peine après son départ. Avaient-ils oublié quelque chose ? D’un geste curieux, Néah passa la tête au-delà de la caravane, regardant les alentours.
- Dégagez !
La voix du vieux maître était forte, bien plus qu’à son habitude, et teintée d’irritation. Interpellé, l’hybride descendit de son wagon, s’approchant des chevaux. Là, plantés devant eux, se tenait trois autres impurs, dont le complexe mélange semblait relever du bélier, du renard et d’autres parties animales dont l’origine échappait au dragon, tenant dans leurs gueules de quoi menacer les deux alchimistes.
- La cargaison, maintenant !
- Comment osez-vous vous adresser à un pur, hybrides dégénérés !
L’un des ravisseurs plaqua les oreilles, hésitant, avant de darder son regard paniqué sur ses acolytes.
- MAINTENANT, hurla le plus gros.
D’une rapidité effroyable, quelque chose frappa l’hybride en pleine poitrine, le faisant voler à quelques mètres de là, roulant dans la neige, une fumée et odeur désagréable s’échappant de son poil calciné.
- Partez, ou c’est toute votre troupe que je brûle vive.
Les yeux menaçants de l’animal n’étaient plus que haine et dégout. Son pouvoir, un contrôle absolu du feu, l’avait à plusieurs reprises aidé dans la confection de potion, pouvant alors maîtriser la température de ses lotions avec une précision cartésienne. Et pourtant, c’était la première fois que Néah le voyait ainsi utilisé en tant qu’arme. Une arme de destruction. Puissante. Rapide. Et qui fit reculer les deux autres attaquants, jusqu’à leur allié, qui se releva, tremblant, une vilaine brûlure sur le torse.
- Pitié, commença celui sans cornes, mais au museau canin si prononcé qu’il ressemblait bien plus à un loup qu’à un renard comme les autres. Notre famille est pauvre, nous ne voulions pas vous attaquer seigneur. Mais notre mère est malade, et personne ne veut de nous comme travailleurs.
- On se demande pourquoi, coupa l’animal, impartial et colérique.
- Pitié, je vous en prie ! Nous avons seulement besoin d’un peu de pétales de pensées ! Nous savons que vous en avez, les alchimistes en ont toujours.
- Bien entendu, c’est une plante universelle pour toutes sortes d’inflammations.
- Nous n’en voulons qu’un peu, juste de quoi faire une soupe pour aider notre mère.
Un rire guttural, désagréable, sortit de la bouche du vieux maître. Le dragon, récalcitrant, se cacha un peu plus derrière la roue, ne sachant quoi penser. Cette famille était visiblement dans le besoin, maigre et le poil entaché de parasites. Mais, il s’agissait d’hybrides. Leur vie n’avait aucune valeur. Même dans la maladie. De la chair à canon, du travail gratis, voilà tout.
Et cela peinait énormément le violet.
- Pourquoi donnerai-je quelque chose à des immondices comme vous ? Vous n’êtes rien, vous ne valez rien, et vous crèverez comme la sous merde que vous êtes. Maintenant, dégagez, mes chevaux n’ont aucune pitié envers le sang impur.
Et d’un coup de cravache, il fit démarrer la roulotte, obligeant le trio à se décaler rapidement, sous peine d’être écrasé comme les pavés battus par les sabots puissants et violents de chevaux sans pitié. Le dragon, alors oublié dans la neige glacial, couru pour retrouver la sécurité apaisante de la caravane, mais avant même d’atteindre la moitié de la distance qui le séparait du maître, l’un des assaillants l’attrapa par le bras.
- Pitié ! Tu es comme nous, tu sais comment les animaux sont. Nous pouvons travailler, nous pouvons aider ; mais nous devons être aidé avant. Pitié. Juste une poignée de pensées.
Néah chercha à se dégager, en vain.
- Nous étions aux champs avant, mais le maître est mort. Son fils avait déjà ses hybrides et nous a jeté dehors, malgré nos bons et loyaux services. Mais nous pouvons aider. Nous connaissons la terre et les plantes.
- Lâchez-moi !
- Si tu nous aides pour des pensées, nous te donnerons des herbes d’hiver. Elles sont de bons fertilisants !
L’hybride relâcha finalement le dragon, qui manqua de s’écraser à terre. Au loin, la caravane n’était presque plus qu’un point de la taille d’un raisin sec. De toute évidence, c’était trop tard. Il volerait jusqu’à la maison.
D’un regard courroucé, mais emplit d’empathie, le dragon dévisagea le trio infernal.
- Très bien, de toute façon, que je vous aide ou non je serais puni à mon retour ?
- Désolé, commença le blessé. Mais notre mère-
- Je sais, coupa Néah. Je sais. Je vais vous aider à trouver ces fleurs.
Les soudains sourires et remerciements, pleuvant comme des trombes sur lui, le firent rougir, tandis qu’un vague sentiment d’allégresse le plongeait dans la chaleur et le contentement de soi.
- Très bien. Les pensées sont fleurs d’hiver qui poussent aux alentours de la mer, dans les plaines et les terres en friches. Ce qui tombe plutôt bien puisque RudeHiver est proche de la côte. Il suffit de trouver des fleurs tricolores, souvent violettes, blanches et jaunes, et de les cueillir entières.
Sous les regards interrogateurs, il ajouta quelques précisions.
- Cela conservera les pétales jusqu’à leur décoction.
Le trio acquiesça et d’un pas rapide, se dirigea vers la côte, non loin. La mer glaciale battait le sable et la roche, dont le sol était parsemé de sables, d’herbe grisonnantes et d’arbustes dont les bourgeons étaient maigres et parsemés. Un climat d’hiver même en été. Néah se demanda ce qu’il devait en être en pleine mauvaise saison. Quoiqu’il en soit, les recherches se firent, usant de son talent en vol pour repérer plus facilement les plantes.
La plage fut ratissée, les roches étudiées, les algues et mêmes les trous de lièvres examinés avec d’autant plus d’intérêt que la santé de la mère mourante se détériorait de jours en jours. Hélas, les pensées sauvages étaient rares, et la plupart des plantes trouvées appartenaient aux primevères, à la bruyère, ou aux simples chardons et herbes sauvages, envahissant la cote en ignorant le sable coupant et salé. Il leur fallut la fin d’après-midi pour enfin trouver leur content, cacher parmi les roches d’une crique. Les fleurs, magnifiques, furent cueillies avec précaution, sous les regards pétillants des hybrides.
Six. C’était le nombre trouvé. Un nombre suffisant pour créer une lotion. Et, par conséquent, suffisant pour sauver la vie maternelle.
D’un geste bourru, mais amical, on tapota l’épaule du dragon, lui fourrant dans les pattes des herbes grillées par le froid dont se dégageait une forte odeur de rance et de piment.
- Tu verras, en les mélangeant à du fumier standard, tu apporteras chaleur et nutriments à ta terre, même en hiver ! On les utilisait à la ferme, et j’peux te dire que les récoltes étaient bonnes !
Les adieux furent rapides, pressés d’aller soigner leur mère, laissant alors le jeune dragon à sa solitude. Les herbes rangées dans sa sacoche, pendant à sa queue, le soleil déclinant de plus en plus sur la berge, et sa caravane loin, tellement loin, un sentiment de panique et de désespoir le prix alors soudainement.
Il avait aidé et sauvé quelqu’un, mais à quel prix ? Désormais seul, il s’assit sur le sable froid, contemplant sa propre existence.